Les chasseurs de mammouths Read online

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  Brusquement, Ayla se rendit compte qu’elle le dévisageait. Elle devint écarlate, baissa les yeux. Elle avait appris de Jondalar qu’il était parfaitement convenable, de la part des hommes et des femmes, de se regarder en face, mais, pour les membres du Clan, c’était discourtois et même choquant, surtout chez une femme. Son éducation et les coutumes du Clan, sur lesquelles Creb et Iza ne cessaient d’insister pour les rendre plus acceptables, causaient maintenant l’embarras d’Ayla.

  Cette détresse ne fit qu’enflammer l’intérêt de l’homme à la peau sombre. Les femmes lui témoignaient souvent une attention exceptionnelle. La surprise qui saluait son apparition semblait éveiller chez elles une insatiable curiosité à propos d’éventuelles autres différences. Elle se demandait parfois si chacune des femmes présentes aux Réunions d’Été se croyait obligée de découvrir par elle-même qu’il était, en fait, un homme pareil aux autres. Certes, il n’y voyait pas d’objection. La réaction d’Ayla l’intriguait, comme la couleur de sa peau étonnait la jeune femme. Il n’avait pas l’habitude de voir une femme adulte, d’une beauté frappante, rougir avec la modestie d’une toute jeune fille. Talut s’avançait vers eux.

  — Ranec, tu as fait la connaissance de nos visiteurs ? cria-t-il.

  — Pas encore, mais j’attends... avec impatience.

  Au son de sa voix, Ayla releva les yeux. Son regard plongea dans des prunelles noires, profondes, qui exprimaient le désir et un humour subtil. Elles pénétraient en elle, suscitaient des sensations que seul, jusqu’à présent, Jondalar avait éveillées. Un léger gémissement s’étouffa sur ses lèvres, ses yeux gris-bleu s’élargirent. Déjà, l’homme se penchait pour lui prendre les mains, mais, avant toute présentation en bonne et due forme, le grand étranger s’interposa entre eux, le visage sombre, les deux mains en avant.

  — Je suis Jondalar des Zelandonii, dit-il. Cette femme avec laquelle je voyage s’appelle Ayla.

  Jondalar était mécontent, Ayla en était sûre. Et c’était à cause de cet homme à la peau sombre. Elle était accoutumée à lire la signification d’une attitude, d’un comportement. Elle avait étroitement observé Jondalar pour obtenir des indications sur la conduite à tenir. Mais le langage corporel des gens qui comptaient sur les mots était beaucoup moins expressif que celui du Clan, qui se servait de signes pour communiquer, et elle ne faisait pas encore confiance à ses perceptions. Ces gens-là semblaient à la fois plus faciles et plus difficiles à déchiffrer, témoin ce brusque changement d’attitude chez Jondalar. Il était furieux, elle le sentait, mais elle ne savait pas pourquoi.

  L’homme prit les mains de Jondalar, les secoua fermement.

  — Je suis Ranec, mon ami, le meilleur, et d’ailleurs le seul, sculpteur du Camp du Lion des Mamutoï, dit-il avec un sourire qui se moquait de lui-même. Si tu voyages avec une compagne aussi belle, tu dois t’attendre à ce qu’elle attire l’attention.

  Ce fut au tour de Jondalar de se sentir embarrassé. L’attitude franche et amicale de Ranec lui donnait l’impression de se conduire comme un rustre. Une souffrance familière ramena le souvenir de son frère. Thonolan, lui, avait cette même assurance cordiale. Lorsqu’ils avaient fait des rencontres, au cours de leur voyage, c’était toujours lui qui avait fait les premiers pas. Jondalar avait toujours détesté se conduire sottement, et il lui déplaisait d’entamer une relation nouvelle sur un malentendu. Il avait, pour le moins, fait preuve de manque de courtoisie.

  Mais la brutalité de sa colère l’avait pris au dépourvu. Le brûlant coup de poignard de la jalousie lui était inconnu, ou du moins le souvenir en était si lointain qu’il ne s’y attendait plus.

  Pourquoi s’irritait-il de voir un inconnu admirer Ayla ? se demandait-il. Ranec avait raison : elle était si belle qu’il aurait dû le prévoir. Et elle était en droit de faire son propre choix. Il était le premier homme de sa race qu’elle eût rencontré. Cela ne signifiait pas qu’il serait à jamais le seul à l’attirer.

  Ayla le vit sourire à Ranec mais elle remarqua que la tension, dans la ligne de ses épaules, ne s’était pas atténuée.

  — Ranec parle toujours à la légère de ses dons de sculpteur mais il n’est pas homme à faire fi de ses autres talents, dit Talut.

  Il montrait le chemin vers l’étrange habitation qui semblait avoir poussé d’elle-même sur la berge de la rivière.

  — Wymez et lui ont au moins ce point de ressemblance. Wymez est aussi réticent sur son talent de façonneur d’outils que l’est le fils de son foyer pour parler de ses sculptures. Parmi tous les Mamutoï, Ranec est le meilleur sculpteur.

  — Vous avez parmi vous un tailleur de pierre expérimenté ? demanda Jondalar avec une joyeuse impatience.

  Il oubliait cet éclair de brûlante jalousie à l’idée de rencontrer un autre expert dans son propre métier.

  — Oui, et c’est le meilleur, lui aussi. Le Camp du Lion est renommé. Nous possédons le meilleur sculpteur, le meilleur façonneur d’outils et le mamut le plus âgé, déclara l’Homme Qui Ordonne.

  — Et aussi un Homme Qui Ordonne assez imposant pour être approuvé par tous, de gré ou de force, ajouta Ranec, avec un sourire ironique.

  Talut lui sourit en retour : il connaissait la propension de Ranec à détourner les louanges par une plaisanterie. Ce qui n’empêchait d’ailleurs pas Talut de se vanter : il était fier de son Camp et n’hésitait pas à le faire savoir à la ronde.

  Ayla observait la subtile relation entre les deux hommes : l’un, le plus âgé, ce géant massif, au poil flamboyant, aux yeux d’un bleu pâle, et l’autre, avec sa peau sombre, plus petit mais râblé. Ils étaient aussi différents que possible l’un de l’autre, mais elle percevait le lien d’affection et de loyauté profondes qui les unissait. Tous deux faisaient partie des Chasseurs de Mammouths, tous deux étaient membres du Camp du Lion des Mamutoï.

  Ils se dirigeaient vers le passage voûté qu’Ayla avait remarqué plus tôt. Il semblait donner accès à un tertre – ou, peut-être, à une série de tertres – intégré dans la pente qui faisait face à la large rivière. Ayla avait vu des gens y entrer et en sortir. Il devait s’agir, elle le savait, d’une caverne ou d’un gîte quelconque. Il semblait entièrement fait de terre solidement tassée, et de l’herbe poussait par endroits à la surface, surtout autour de la base et sur les côtés. L’ensemble se fondait si bien dans le paysage que, à part l’entrée, il était difficile de le distinguer de ce qui l’environnait.

  En y regardant de plus près, elle distingua plusieurs objets curieux posés sur le sommet arrondi de la butte. Il y en avait un, en particulier, juste au-dessus de l’entrée. Elle retint son souffle.

  C’était le crâne d’un lion des cavernes !

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  Blottie dans une minuscule crevasse d’une falaise abrupte, Ayla regardait la patte griffue d’un énorme lion des cavernes s’introduire dans la fissure pour l’atteindre. Elle poussa un hurlement de peur et de souffrance quand la patte trouva sa cuisse nue et la sillonna de quatre estafilades parallèles. L’Esprit même du Grand Lion des Cavernes l’avait choisie et marquée pour montrer qu’il était son totem, lui avait expliqué Creb, après une épreuve bien plus pénible que toutes celles auxquelles un homme lui-même était soumis, alors qu’elle n’était qu’une petite fille de cinq ans. Elle crut sentir la terre trembler sous ses pieds, et sentit monter une nausée.

  Elle secoua la tête pour chasser un souvenir trop précis. Jondalar remarqua son malaise.

  — Qu’y a-t-il, Ayla ?

  Elle tendit le bras vers la décoration, au-dessus de l’entrée.

  — J’ai vu ce crâne et je me suis rappelé le jour où j’avais été choisie, le jour où le Lion des Cavernes est devenu mon totem !

  — Nous sommes le Camp du Lion, déclara une fois de plus Talut avec orgueil.

  Il ne les comprenait pas quand ils s’exprimaient dans le langage de Jondalar mais il voyait l’intérêt qu’ils témoignaient au talisman du camp.

  — Le Lion des Cavernes a une profonde signification po
ur Ayla, expliqua Jondalar. L’esprit du grand fauve, prétend-elle, la guide et la protège.

  — Alors tu devrais te sentir bien ici, dit Talut, en la gratifiant d’un sourire satisfait.

  Elle vit Nezzie emporter Rydag dans ses bras et songea de nouveau à son fils.

  — Oui, je crois, répondit-elle.

  Avant d’entrer, la jeune femme examina la voûte. Elle sourit en voyant comment on était arrivé à une aussi parfaite symétrie. C’était simple, mais elle n’y aurait pas pensé. Deux grandes défenses de mammouth, prises sur la même bête ou sur deux bêtes de même taille, avaient été solidement fichées en terre, et les deux pointes se rejoignaient au sommet dans un manchon fait d’un segment de tibia de l’animal.

  Un lourd rabat en peau de mammouth couvrait l’entrée, assez haute pour permettre à Talut de pénétrer à l’intérieur sans courber la tête. On accédait alors à un vaste espace à l’extrémité duquel une autre voûte, juste en face de la première, était drapée elle aussi de peau de mammouth. Ils descendirent dans un foyer circulaire dont les épaisses parois s’incurvaient pour former un plafond voûté.

  En avançant, Ayla remarqua les murs, apparemment recouverts d’une mosaïque d’os de mammouth, où étaient suspendus des vêtements d’extérieur à des chevilles et des râteliers chargés d’outils et de récipients. Talut releva l’autre tenture et, après être passé lui-même, la retint pour livrer passage à ses invités.

  Ayla descendit encore une marche et s’immobilisa, ouvrit des yeux stupéfaits. Elle était submergée par tous ces objets inconnus, ces images insolites, ces couleurs éclatantes. Le spectacle qui se présentait à elle était en grande partie incompréhensible, et elle se raccrocha à ce qu’elle connaissait.

  A peu près au centre de l’espace dans lequel ils se trouvaient, une énorme pièce de viande, embrochée sur une longue perche, rôtissait au-dessus d’un vaste foyer. Chaque extrémité de la perche reposait dans la cavité de l’articulation d’un os de jambe de mammouth enfoncé verticalement dans le sol. Un jeune garçon tournait une manivelle faite de bois de cerf. C’était l’un des enfants qui s’étaient attardés pour observer Ayla et Whinney. La jeune femme le reconnut, lui sourit. Il lui rendit son sourire.

  Les yeux d’Ayla s’accoutumaient à la pénombre, et elle s’étonnait de se trouver dans une salle aussi vaste, aussi propre et confortable. Le foyer était le premier d’une série qui s’alignait au long de cette habitation de plus de vingt-cinq mètres sur plus de six mètres.

  A la dérobée, Ayla pressa tour à tour ses doigts sur sa cuisse en prononçant mentalement les noms des chiffres que lui avait enseignés Jondalar. Sept foyers.

  Il faisait bon, dans ce logis semi-souterrain. Les feux réchauffaient l’atmosphère, plus qu’ils ne le faisaient généralement dans les cavernes auxquelles elle était habituée. Il y faisait même chaud, et elle remarqua, un peu plus loin, des gens très légèrement vêtus.

  Curieusement, il ne faisait pas plus sombre vers l’autre extrémité de l’habitation. Le plafond conservait à peu près la même hauteur d’un bout à l’autre, quatre mètres environ, et des trous à fumée, ménagés au-dessus de chaque foyer, laissaient entrer la lumière. A une charpente en os de mammouth étaient accrochés vêtements, outils, provisions, mais la porte centrale de la voûte était faite de nombreux bois de cerf entrelacés.

  Brusquement, Ayla prit conscience d’un arôme qui lui fit monter l’eau à la bouche. De la viande de mammouth ! pensa-t-elle. Elle n’avait pas retrouvé le goût de cette tendre et savoureuse chair depuis qu’elle avait quitté la caverne du Clan. D’autres délicieuses odeurs de cuisine montaient aussi autour d’elle, certaines familières, d’autres non. Elles se combinaient pour lui rappeler qu’elle avait faim.

  On les guidait maintenant au long d’un passage qui traversait l’habitation sur toute sa longueur. De chaque côté, de larges couches, recouvertes de fourrures amoncelées, s’appuyaient aux parois. Des gens y étaient assis, pour se détendre ou bavarder. Elle sentit leurs regards se fixer sur elle au passage. Elle vit plusieurs arches formées par des défenses de mammouth et se demanda sur quoi elles débouchaient mais elle n’osa pas poser la question.

  On dirait une caverne, se disait-elle. Une immense caverne confortable. Mais les défenses disposées en ogives, les os de mammouth qui servaient de piliers et de supports pour les murs attestaient qu’il ne s’agissait pas d’une caverne découverte par hasard. C’étaient ces gens qui l’avaient construite !

  La première salle, où cuisait le rôti, était plus vaste que les autres, tout comme la quatrième dans laquelle Talut les introduisait. Plusieurs couchettes nues, apparemment inoccupées, le long des murs, montraient comment elles avaient été aménagées.

  Quand on avait creusé le niveau inférieur, on avait laissé, des deux côtés de l’excavation, de larges plates-formes, tout juste surélevées, soutenues par des os de mammouth habilement disposés. D’autres os renforçaient la surface des plates-formes, et les interstices étaient remplis d’une bourre végétale. Le tout supportait des paillasses de cuir souple emplies de poils de mammouth et d’autres substances moelleuses. Quand on y ajoutait plusieurs épaisseurs de fourrures, les plates-formes devenaient des couchettes, chaudes et confortables.

  Jondalar se demandait si le foyer vers lequel on les menait était inoccupé. Il le paraissait, mais, en dépit de toutes les couchettes nues, on y avait une impression de vie. Des braises luisaient dans l’emplacement réservé au feu. Des fourrures, des peaux étaient empilées sur certaines des couches. Des herbes séchées étaient suspendues à des râteliers.

  — Les visiteurs sont généralement couchés dans le Foyer du Mammouth, expliqua Talut. A condition que Mamut ne s’y oppose pas. Je vais le lui demander.

  — Bien sûr, Talut, ils peuvent loger ici.

  La voix venait d’une couche inoccupée. Jondalar fit volte-face, ouvrit de grands yeux en voyant se soulever un tas de fourrure. Deux yeux brillèrent dans un visage tatoué, sur la pommette droite, de chevrons qui se fondaient dans les rides d’un âge incroyable. Ce qu’il avait pris pour le poil d’hiver d’un animal reprit l’aspect d’une barbe blanche.

  Deux longues jambes maigres, jusque-là croisées, se déplièrent, et les pieds se posèrent sur le sol.

  — Ne prends pas cet air surpris, homme des Zelandonii. La femme savait que j’étais là.

  La voix forte du vieillard ne trahissait guère son âge avancé.

  — C’est vrai, Ayla ? demanda Jondalar.

  Elle ne parut pas l’entendre. Son regard et celui du vieil homme s’étaient accrochés, comme si chacun voulait plonger dans l’âme de l’autre. La jeune femme, enfin, se laissa tomber aux pieds du Mamut, croisa les jambes, inclina la tête.

  Jondalar se sentit à la fois intrigué et gêné. Elle utilisait le langage par signes dont le Clan, lui avait-elle dit, se servait pour communiquer. Cette posture était l’attitude de déférence et de respect que prenait une femme du Clan lorsqu’elle demandait l’autorisation de s’exprimer.

  La seule autre fois où il l’avait vue ainsi, c’était un jour où elle avait voulu lui dire quelque chose de très important, quelque chose qu’elle ne pouvait lui faire savoir autrement, parce que les mots qu’il lui avait enseignés ne suffisaient pas à traduire ses sentiments. Il se demandait encore comment on pouvait s’exprimer plus clairement dans un langage où les gestes, les actions, prenaient le pas sur la parole, mais il avait été plus surpris encore d’apprendre que ces gens possédaient un moyen de communication.

  Mais il aurait souhaité qu’elle ne s’exhibât pas ainsi en ces lieux. Il rougissait de la voir utiliser ces signes de Têtes Plates. Il avait envie de s’élancer vers elle, de lui dire de se relever, avant que quelqu’un d’autre ne la vît. De toute manière il se sentait mal à l’aise devant cette posture : c’était comme si elle lui rendait l’hommage révérencieux qui était dû à Doni, la Grande Terre Mère. Les gestes, les signes, elle aurait dû les lui réserver. C’était une chose de les ad
opter pour lui, quand ils étaient seuls, mais il désirait la voir faire bonne impression sur ces inconnus. Il voulait qu’elle leur plût. Il n’avait pas envie de les voir découvrir d’où elle venait.

  Le Mamut posa sur lui un regard pénétrant avant de se retourner vers Ayla. Après l’avoir examinée un moment, il se pencha vers elle, lui tapa sur l’épaule.

  Ayla releva la tête, vit deux yeux pleins de sagesse et de bonté, dans un visage sillonné de fines rides et de plis profonds. Le tatouage, sous l’œil droit, lui donna un instant l’impression d’une orbite vide, d’un œil manquant. Le temps d’un battement de cœur, elle crut revoir Creb. Mais le vieillard du Clan qui, avec Iza, l’avait élevée et lui avait prodigué son affection était mort, et Iza l’était aussi. Alors, qui était cet homme qui avait éveillé en elle des émotions aussi fortes ? Pourquoi était-elle à ses pieds à la manière d’une femme du Clan ? Et d’où connaissait-il le signe qui, dans le Clan, répondait à cette attitude ?

  — Lève-toi, ma fille. Nous parlerons plus tard, dit le Mamut. Tu dois prendre le temps de te reposer et de manger. Tu vois ici des lits... des endroits où l’on dort, précisa-t-il, comme s’il savait qu’elle avait besoin d’une explication. Tu trouveras là-bas des fourrures et des coussins.

  D’un mouvement gracieux, Ayla se releva. Le regard observateur du vieillard vit dans cette grâce des années de pratique. Il ajouta cette indication à tout ce qu’il savait déjà de la jeune femme. Au cours de cette brève rencontre, il en avait déjà plus appris, sur Ayla et Jondalar, qu’aucun autre membre du Camp. Mais il possédait un grand avantage il en savait plus que personne sur les lieux d’où venait Ayla.