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La Vallée des chevaux Page 8


  Elle venait de faire demi-tour et s’apprêtait à descendre quand soudain elle s’immobilisa. D’où elle était, elle apercevait de l’autre côté de la rivière le haut de la saillie rocheuse qu’elle avait contournée dans la matinée. Le surplomb formait une large corniche au fond de laquelle il y avait une autre cavité qui semblait plus profonde que celle qu’elle venait d’explorer. D’en bas, il semblait possible d’y accéder. Son cœur se mit à battre plus vite. S’il s’agissait bien cette fois d’une caverne, elle avait trouvé un endroit où passer la nuit. Elle était tellement pressée de s’en assurer qu’arrivée à mi-parcours, elle plongea dans la rivière.

  J’ai dû passer devant hier soir sans la voir, se dit-elle au moment où elle atteignait la rive. Il faisait trop sombre. Se souvenant qu’une caverne inconnue devait toujours être approchée avec prudence, elle alla chercher sa fronde et quelques projectiles.

  Lorsque Ayla atteignit la corniche, elle arma sa fronde et avança avec précaution. Tous ses sens étaient en alerte. Elle tendait l’oreille, à l’affût d’un bruit de respiration ou du moindre piétinement, regardait autour d’elle au cas où des traces trahiraient une occupation récente, humait l’air pour tenter d’y détecter l’odeur facilement reconnaissable des carnivores, celle des excréments frais ou de la viande en décomposition, essayait de déterminer si l’intérieur de la grotte ne dégageait aucune chaleur et faisait avant tout confiance à son intuition. Elle s’approcha sans bruit de l’entrée et risqua un coup d’œil à l’intérieur. La grotte était vide.

  L’ouverture, orientée au sud-ouest, était relativement petite. En levant le bras, Ayla pouvait toucher la voûte. Le sol commençait par descendre en pente douce, puis se nivelait. Inégal et rocheux à l’origine, il était maintenant recouvert d’une couche de terre sèche et compacte, formée de lœss apporté par le vent et de débris abandonnés par les animaux qui avaient occupé la caverne à différentes époques.

  Certaine qu’elle n’avait pas été habitée récemment, Ayla y pénétra. A l’intérieur, il faisait beaucoup plus froid que sur la corniche ensoleillée et elle attendit pour avancer que ses yeux se soient habitués à l’obscurité. Elle avait pensé qu’il ferait beaucoup plus sombre. Mais il y avait juste au-dessus de l’entrée un trou qui laissait entrer la lumière. Elle se dit que cette ouverture serait bien pratique si elle s’installait pour quelques jours dans la caverne : la fumée dégagée par le feu pourrait s’échapper par là.

  La caverne était de taille moyenne et avait en gros la forme d’un triangle. A partir de l’entrée – le sommet du triangle – les parois partaient en diagonale, jusqu’à la paroi du fond à peu près droite. La paroi située à l’est étant plus longue que l’autre, l’angle qu’elle formait avec le mur du fond était l’endroit le plus sombre de la caverne. C’est donc celui-là qu’Ayla choisit d’explorer en premier.

  Longeant la paroi est, elle s’assura que celle-ci n’avait ni brèche ni passage pouvant communiquer avec d’autres salles. En arrivant au fond, elle s’aperçut qu’à cet endroit le sol était couvert de blocs de rocher détachés de la paroi. Elle grimpa sur les rochers, tâta la paroi, découvrit une saillie et, un peu en retrait, une cavité.

  Dans un premier temps, elle songea qu’il serait plus prudent d’aller chercher une torche. Puis elle se dit qu’elle n’avait ni vu, ni entendu, ni senti aucun signe de vie et qu’elle ne risquait donc pas grand-chose à explorer cette cavité. Tenant fermement sa fronde dans une main, elle se hissa sur la saillie.

  L’ouverture n’était pas très haute et elle dut se baisser pour y pénétrer. Elle s’aperçut aussitôt que ce n’était qu’un simple renfoncement dans la paroi. Au fond s’empilaient des os. Ayla en prit un et revint dans la caverne. Elle inspecta attentivement la paroi du fond et la paroi ouest et, satisfaite, se dirigea à nouveau vers l’entrée. La caverne lui plaisait : elle ne comportait qu’une seule salle, n’avait qu’une entrée et aucune galerie, si bien qu’elle s’y sentait en sécurité.

  Elle sortit de la caverne et, la main en visière sur les yeux pour se protéger de l’éclat du soleil, se dirigea vers l’extrême bord de la corniche et regarda autour d’elle. En bas, sur sa droite, elle apercevait l’amas d’os et de bois flottés et la plage où elle avait passé la nuit. Sur la gauche, elle avait une vue plongeante sur la vallée. La rivière faisait un nouveau coude vers le sud longeant le pied de la falaise qui bordait la rive opposée alors que sur la rive gauche la paroi rocheuse s’abaissait et rejoignait les steppes.

  Baissant les yeux, Ayla examina l’os qu’elle tenait toujours à la main. Il s’agissait du tibia d’un cerf géant qui portait encore la marque des crocs qui l’avaient sectionné, La manière dont cet os avait été rongé était éloquente. Ayla était certaine d’avoir affaire à un félin. Elle connaissait parfaitement les carnivores pour les avoir longtemps chassés quand elle faisait encore partie du Clan mais elle ne s’était attaquée qu’à des animaux de taille moyenne. La marque que portait cet os avait été faite par un félin nettement plus gros.

  Un lion des cavernes ! s’écria-t-elle soudain. Cette caverne avait dû servir de tanière à des lions et la niche qu’elle avait découverte tout au fond avait certainement été occupée par une lionne et ses lionceaux. Est-il prudent d’y passer la nuit ? se demanda-t-elle. A nouveau, elle regarda le tibia et se sentit aussitôt rassurée : cet os était très vieux et il y avait de grandes chances que la caverne n’ait pas été occupée depuis des années. De toute façon, un bon feu allumé devant l’entrée découragerait les fauves.

  C’est une très bonne caverne, songea Ayla. La salle est vaste et le sol parfaitement sec. Les crues du printemps ne doivent pas monter aussi haut. Et il y a même un trou d’évacuation pour la fumée. Je vais aller chercher ma fourrure et mon panier et allumer un feu. Elle redescendit aussitôt vers la plage et revint avec son chargement. Après avoir étendu sa fourrure et sa tente sur les rochers ensoleillés de la corniche, elle posa son panier à l’intérieur de la caverne et alla chercher du bois. Pourquoi ne pas remonter aussi quelques pierres pour le foyer, se dit-elle.

  Elle allait descendre à nouveau, mais s’arrêta net. Des pierres pour le foyer ? Pour quoi faire ? Je ne suis là que pour quelques jours. Il va falloir que je reparte si je veux trouver les Autres avant l’hiver...

  Mais que va-t-il se passer si je ne les trouve pas ? Cette éventualité l’angoissait tellement qu’elle n’avait jamais osé l’envisager. Que vais-je faire si je n’ai toujours rencontré personne quand l’hiver arrivera ? Je ne pourrai plus me nourrir et rien ne me dit que je trouverai un abri pour me protéger de la neige et du froid. Tandis que cette caverne...

  Elle se retourna pour jeter un coup d’œil à la caverne, regarda la vallée, puis à nouveau la caverne. Cette caverne me convient parfaitement, se dit-elle. Il faudra que je voyage longtemps avant d’en retrouver une comme celle-là. En plus, elle est très bien placée : je vais pouvoir chasser, cueillir des végétaux, faire des provisions avant l’hiver. Il y a de l’eau et suffisamment de bois pour se chauffer pendant l’hiver pendant plusieurs hivers. Il y a même des silex. Et pas de vent. Je trouverai ici tout ce dont j’ai besoin – sauf des gens...

  Je ne sais pas si je pourrai supporter de rester seule ici pendant tout l’hiver. Mais la saison est déjà bien avancée. Et si je veux faire des réserves, il faut que je m’y mette dès maintenant. Je n’ai pas réussi à découvrir où habitaient les Autres et rien ne me dit que j’y parviendrai. Et en admettant que je les rencontre, comment m’accueilleront-ils ? Il y a parmi eux des êtres aussi malfaisants que Broud. Oda m’a raconté que les hommes qui l’avaient violée faisaient partie des Autres et qu’ils me ressemblaient. A quoi bon partir à leur recherche ?

  Ayla se mit à marcher de long en large sur la corniche, donna un coup de pied dans une pierre, puis s’arrêta en face de la vallée et regarda les chevaux. Elle venait de prendre une décision. Chevaux, dit-elle, je vais m’installer un certain temps dans votre vallée. Au printemps prochain, je repar
tirai à la recherche des Autres. Si je ne me prépare pas pour affronter l’hiver, quand le printemps reviendra, je serai morte. Pour s’adresser aux chevaux, elle avait utilisé un langage gestuel, riche, complexe et nuancé, ponctué de quelques sons brefs et gutturaux qui lui permettaient de désigner les êtres ou les choses ou de mettre l’accent sur un point particulier. C’était le seul langage dont elle se souvenait.

  Maintenant qu’elle avait pris une décision, Ayla se sentait mieux. Elle n’avait aucune envie de quitter cette agréable vallée pour recommencer à voyager dans les steppes arides. Voyager à nouveau ? Alors qu’elle était si bien ici...

  Elle regagna la plage rocheuse et se baissa pour prendre son vêtement en peau et son amulette. Elle allait saisir la poche en peau quand soudain son regard fut attiré par un petit bloc de glace.

  Comment peut-il y avoir de la glace en plein été ? se demanda-t-elle, en le prenant dans sa main. Le bloc de glace n’était pas froid, il avait des angles vifs et réguliers, ses différentes faces étaient planes et lisses. Quand Ayla le fit tourner entre ses doigts, elle s’aperçut que ses facettes brillaient de mille feux au soleil. A force de le faire tourner, elle le présenta par hasard sous un angle tel que le prisme décomposa la lumière en ses couleurs fondamentales. En voyant cet arc-en-ciel, Ayla eut tellement peur qu’elle le jeta par terre. Jamais encore elle n’avait vu de cristal de roche.

  Comme les silex qu’elle avait découverts un peu plus tôt sur la plage, ce cristal avait été arraché à son lieu d’origine par un élément qui lui ressemblait d’aspect – la glace – et entraîné par la fonte, il avait fini par échouer dans le lit de ce torrent glaciaire.

  Bouleversée par sa trouvaille, Ayla se mit à trembler et elle dut s’asseoir sur un rocher. Cette pierre lui rappelait quelque chose que Creb lui avait dit quand elle était enfant...

  On était alors en hiver et Dorv venait de raconter une des légendes du Clan. Toujours aussi curieuse, Ayla avait posé des questions à Creb et celui-ci lui avait expliqué ce qu’étaient les totems.

  — Les totems sont comme nous : pour vivre, ils ont besoin d’un endroit où ils se sentent chez eux. Quand quelqu’un voyage trop longtemps, son totem l’abandonne.

  — Mon totem ne m’a jamais abandonnée, Creb, avait dit Ayla. Et pourtant j’étais seule et je n’avais pas de foyer.

  — Il te mettait à l’épreuve, lui avait expliqué Creb. Et finalement, il t’a trouvé un foyer, non ? Le Lion des Cavernes est un totem très puissant, Ayla. Il t’a choisie et a décidé de te protéger quoi qu’il arrive – mais les totems sont toujours plus heureux quand ils ont un foyer. Si tu te montres attentionnée, il t’aidera. Il te dira ce que tu dois faire.

  — Mais comment s’y prendra-t-il, Creb ? Je n’ai jamais vu l’esprit du Lion des Cavernes. Comment pourrai-je savoir qu’il est en train de me dire quelque chose ?

  — L’esprit de ton totem est invisible : il fait partie de toi. Mais cela ne l’empêche pas de te parler. Il faut que tu apprennes à le comprendre.

  Si tu dois prendre une décision importante, il t’aidera. Il t’enverra un signe pour te dire que tu as fait le bon choix.

  — Quel genre de signe ?

  — C’est difficile à dire. En général, c’est toujours quelque chose d’un peu particulier ou d’inhabituel. Par exemple une pierre que tu n’as encore jamais vue ou alors une racine dont la forme sort de l’ordinaire. Dans un cas comme celui-là, tes yeux et tes oreilles ne te serviront à rien. C’est ton cœur et ton esprit qu’il faut écouter. Et si un jour tu découvres que ton totem vient de s’adresser à toi, ramasse le signe qu’il t’a laissé et place-le dans ton amulette.

  Lion des Cavernes, demanda Ayla, me protèges-tu toujours ? M’as-tu envoyé un signe ? Essaies-tu de me dire que j’ai raison de vouloir rester dans cette vallée ?

  Elle posa le cristal dans le creux de sa main, ferma les yeux et essaya de méditer comme tant de fois elle avait vu Creb le faire, écoutant ce que lui disait son esprit et son cœur afin de savoir si son puissant totem ne l’avait pas abandonnée. Elle repensa à la manière dont elle avait quitté le Clan et au long et harassant voyage qu’elle avait entrepris dans l’espoir de retrouver son peuple, marchant toujours en direction du nord comme lui avait conseillé Iza, jusqu’au jour où...

  Jusqu’au jour où elle avait rencontré les lions des cavernes ! C’est mon totem qui me les a envoyés, songea-t-elle, pour que je me dirige vers l’ouest. Il voulait me conduire jusqu’à cette vallée. Il en avait assez de voyager et, lui aussi, il voulait retrouver un foyer. Ce lieu a servi de tanière à des lions des cavernes, il s’y sent bien. Il est toujours à mes côtés ! Il ne m’a pas abandonnée !

  Ayla ressentit soudain un immense soulagement. Elle essuya ses larmes et défit en souriant le cordonnet qui fermait le petit sac. Après l’avoir vidé sur ses genoux, elle examina un à un les talismans qu’il contenait.

  Pour commencer, il y avait un morceau d’ocre rouge. Tous les membres du Clan possédaient un fragment de la pierre sacrée dont ils héritaient le jour où Mog-ur révélait leur totem. D’habitude, ils n’étaient encore que des nourrissons quand cette cérémonie avait lieu. Tandis qu’Ayla avait cinq ans quand elle avait appris quel était son totem. La cérémonie s’était tenue peu après qu’Iza l’eut recueillie et que Creb eut annoncé qu’elle faisait partie du Clan.

  Elle possédait aussi l’empreinte fossilisée d’un gastéropode. On aurait dit un coquillage, mais en pierre. Ce fossile était le premier signe envoyé par son totem pour lui dire qu’elle avait le droit de chasser avec sa fronde, à condition de ne s’attaquer qu’aux prédateurs. Elle n’avait pas le droit de tuer des animaux comestibles car, comme elle chassait en cachette, elle ne pouvait les rapporter à la caverne. Cette règle avait eu du bon : les prédateurs étant rusés et dangereux, ils l’avaient obligée à une plus grande habileté.

  Le troisième objet qu’elle conservait précieusement était un talisman de chasse, une petite rondelle découpée dans de l’ivoire de mammouth et teintée d’ocre, que Brun lui avait donné lors de l’impressionnante cérémonie qui avait fait d’elle la Femme Qui Chasse. Ce jour-là, Creb lui avait incisé la gorge et avait recueilli son sang en signe de sacrifice aux Anciens et elle avait encore à la base du cou une petite cicatrice.

  Quand elle saisit les trois nodules de pyrite de fer, elle dut faire un immense effort pour ne pas pleurer et les tint serrés un long moment dans son poing fermé. Ces pierres avaient une signification toute particulière : son totem les lui avait envoyées pour lui dire que son fils vivrait.

  La dernière pierre qu’elle examina était de couleur noire et il s’agissait d’un morceau de pyrolusite. C’est Mog-ur lui-même qui la lui avait remise quand elle était devenue guérisseuse et en la recevant Ayla avait hérité d’une partie de l’esprit de chaque membre du Clan. En repensant à cette cérémonie, elle fut soudain bouleversée. Cela signifie-t-il qu’en me maudissant Broud a maudit du même coup tous les membres du Clan ? se demanda-t-elle. Quand Iza est morte, Creb a rappelé les esprits pour qu’elle ne les emporte pas avec elle. Mais, dans mon cas, personne ne les a rappelés.

  Un sinistre pressentiment l’envahit brusquement. Elle se sentait aussi désorientée que la nuit où elle avait assisté à la cérémonie présidée par Creb lors du Rassemblement du Clan, quand le grand sorcier avait compris à quel point elle pouvait être différente. Elle avait les oreilles bourdonnantes, des fourmillements dans les membres, envie de vomir. Elle avait une peur atroce de ce que sa mort pouvait signifier pour l’ensemble du Clan.

  S’efforçant de chasser ce malaise, elle replaça tous ses talismans dans le sac et y ajouta le cristal de roche. Creb lui ayant dit qu’elle mourrait, si elle perdait son amulette, elle vérifia la solidité de la lanière avant de la remettre autour de son cou.

  Elle resta un long moment encore assise au soleil à se demander ce qu’avait été sa vie avant qu’elle soit recueillie par le clan. Elle n’avait gardé aucun souvenir de cette période. La seule chose qu
’elle savait, c’est qu’elle était différente : trop grande, trop pâle et avec un visage qui ne ressemblait pas à celui des membres du Clan. Un jour, en se regardant dans un étang, elle avait réalisé à quel point elle était laide. Broud lui avait souvent dit qu’elle était affreuse et tous pensaient la même chose. Elle n’était qu’une grande femme laide : aucun homme ne voudrait jamais d’elle. Mieux vaut rester dans cette vallée, songea-t-elle. A quoi bon repartir à la recherche des Autres ? Laide comme je suis, aucun homme ne voudra de moi comme compagne.

  4

  Accroupi à l’abri des hautes herbes, Jondalar observait la horde de chevaux. Il s’était placé face au vent pour que les animaux ne puissent pas déceler sa présence et s’était enduit le corps et les aisselles de crottin afin que les chevaux ne sentent pas son odeur au cas où le vent tournerait.

  Ses épaules en sueur et couleur de vieux bronze brillaient au soleil. Une longue mèche blonde, échappée de la lanière en cuir qui retenait ses cheveux sur la nuque, lui balayait le front à chaque coup de vent et il était entouré d’un nuage de mouches qui, attirées par le crottin, se posaient sur son dos. A force de garder la même position, il commençait à avoir une crampe dans la cuisse gauche.