Les chasseurs de mammouths Page 40
— Après la dernière tempête de neige, j’ai compris qu’un abri ne serait jamais suffisant. Puisque vous allez vivre parmi nous, toi et tes chevaux, il nous fallait quelque chose de plus solide. Je crois que nous allons appeler ça « le foyer des chevaux ».
Ayla avait les yeux pleins de larmes. Malade de fatigue, elle était heureuse d’avoir enfin accompli le voyage du retour mais se sentait confondue par cette dernière découverte. Jamais personne ne s’était donné autant de mal pour elle, pour mieux l’accueillir. Tout le temps qu’elle avait vécu avec le Clan, elle ne s’était jamais sentie entièrement acceptée, elle n’avait jamais vraiment fait partie du groupe qui l’entourait. On ne lui aurait jamais permis de garder ses chevaux, on aurait encore moins accepté de construire un abri.
— Oh, Talut, dit-elle d’une voix étranglée.
Dressée sur la pointe des pieds, elle lui passa les bras autour du cou, appuya sa joue froide contre celle du géant. Talut l’avait toujours trouvée si réservée que cette manifestation d’affection spontanée fut pour lui une charmante surprise. Il la serra contre lui, lui tapota le dos. Son sourire traduisait un plaisir évident, il avait l’air très content de lui-même.
La majeure partie du Camp du Lion se rassembla autour des arrivants, dans le nouveau foyer.
— Nous commencions à être inquiets, déclara Deegie, surtout après la tempête de neige.
— Nous aurions été de retour plus tôt, si Ayla n’avait tenu à emporter tant de choses, dit Jondalar. Ces deux derniers jours, je n’étais pas sûr que nous irions jusqu’au bout.
Déjà, Ayla s’était mise en devoir de décharger les chevaux, pour la dernière fois. Jondalar la rejoignit pour l’aider. Les mystérieux ballots éveillaient une vive curiosité.
Rugie se décida à poser la question qui obsédait tout le monde :
— Tu m’as rapporté quelque chose ? demanda-t-elle.
Ayla sourit à la petite fille.
— Oui, apporté quelque chose. Apporté cadeau à chacun, répondit-elle.
Du coup, chacun s’interrogea sur le cadeau qui lui était destiné.
— C’est pour qui, ça ? questionna Tusie, quand la jeune femme entreprit de couper les lanières qui retenaient le plus gros ballot.
Ayla lança un coup d’œil à Deegie, et toutes deux échangèrent un sourire, tout en s’efforçant de dissimuler à la petite sœur de Deegie leur amusement protecteur : elles avaient perçu le ton et les inflexions de Tulie dans la voix de sa fille cadette.
— Même apporté quelque chose pour chevaux, répondit Ayla à la petite fille.
Les derniers liens sautèrent, la balle de foin s’ouvrit.
— Pour Whinney et Rapide, ajouta-t-elle.
Elle étala le foin devant les chevaux, commença ensuite à décharger le travois.
— Dois rentrer tout ça.
— Tu n’as pas besoin de le faire tout de suite, intervint Nezzie. Tu n’as même pas encore ôté tes vêtements de voyage. Viens prendre une boisson chaude et manger un peu. Tout est en sûreté ici, pour le moment.
— Nezzie a raison, appuya Tulie.
Sa curiosité égalait celle de tout le Camp, mais les paquets d’Ayla pouvaient attendre.
— Vous avez tous les deux besoin de vous reposer et de manger quelque chose. Vous êtes à bout de forces, on dirait.
Avec un sourire de gratitude pour la Femme Qui Ordonne, Jondalar suivit Ayla.
Le lendemain matin, la jeune femme ne manqua pas de mains secourables pour l’aider à décharger ses ballots. Mamut, toutefois, lui avait conseillé de ne rien déballer avant la cérémonie prévue pour la soirée. Ayla acquiesça d’un sourire. Elle avait aussitôt saisi l’élément de mystère et d’attente qu’il voulait préserver. Mais ses réponses évasives à Tulie, quand celle-ci chercha à savoir ce qu’elle avait apporté, contrarièrent la Femme Qui Ordonne, même si elle s’abstint de le montrer.
Lorsque les paquets, les ballots se retrouvèrent entassés sur une plateforme inoccupée et lorsque les tentures eurent été tirées, Ayla se faufila dans cet espace bien clos. Elle alluma trois lampes de pierre, les disposa de manière à obtenir un bon éclairage, afin d’examiner et de ranger ses cadeaux. Elle opéra quelques changements dans les choix qu’elle avait faits mais, quand elle éteignit les lampes et émergea, laissant les tentures retomber derrière elle, elle était satisfaite.
Elle sortit par la nouvelle ouverture. Le sol de l’annexe était plus haut que celui de l’habitation et l’on avait aménagé trois larges marches basses pour un accès plus facile. La jeune femme s’immobilisa et regarda autour d’elle. Les chevaux n’étaient plus là. Whinney avait appris à repousser du nez un brise-vent : Ayla lui avait montré une seule fois la façon de s’y prendre. Rapide avait suivi l’exemple de sa mère. La jeune femme, obéissant à l’impulsion qui la poussait à voir ce qu’ils faisaient – comme une mère avec ses enfants, une partie de son esprit était toujours concentrée sur ses chevaux –, se dirigea vers l’arche formée de défenses de mammouth, écarta la lourde peau et regarda à l’extérieur.
Le monde avait perdu toute forme, toute ligne bien définie. Une couleur uniforme, sans ombres, se répandait sur tout le paysage en deux teintes : le bleu riche, vibrant, saisissant d’un ciel où ne tramait pas le moindre soupçon de nuage, et le blanc aveuglant de la neige, sur lequel se reflétait l’éclat du soleil de cette fin de matinée. Ayla plissa les paupières sous l’assaut de tout ce blanc éclatant, seul souvenir d’une tempête qui avait fait rage plusieurs jours durant. Lentement, à mesure que ses yeux s’accoutumaient à la lumière, et qu’un sens primitif de la profondeur et de la distance venait préciser ses perceptions, elle remarqua d’autres détails. L’eau qui clapotait encore au milieu de la rivière avait un éclat plus brillant que les berges couvertes de neige molle qui se fondaient, au bord du cours d’eau, avec des lames de glace, habillées, elles aussi, de neige. Non loin, de mystérieux monticules blancs prenaient la forme d’os de mammouth et d’entassements de détritus.
Ayla fit quelques pas pour jeter un regard sur l’endroit, après le coude de la rivière, où les chevaux aimaient à paître. Il faisait presque chaud, au soleil, et la surface de la neige luisait, comme pour un début de dégel. Les chevaux devraient dégager cette couche superficielle pour trouver dessous l’herbe sèche. Au moment où la jeune femme allait siffler, Whinney releva la tête et la vit. Elle salua sa maîtresse d’un hennissement, tandis que Rapide apparaissait derrière elle. Ayla hennit en réponse.
Elle se retournait pour partir quand elle vit Talut qui la considérait avec une expression curieuse, presque respectueuse.
— Comment la jument a-t-elle su que tu étais sortie ? demanda-t-il.
— Ne savait pas, je pense, mais elle a bon nez, sent de loin. Bonnes oreilles, entend de loin. Tout ce qui bouge, elle voit.
Le géant hocha la tête. A entendre la jeune femme, tout était si simple, si logique. Pourtant... Il sourit. Il était heureux que le jeune couple fût de retour. Il attendait avec impatience le moment de l’adoption d’Ayla. Elle avait tant à offrir. Elle serait accueillie comme une précieuse recrue parmi les Mamutoï.
Ils rentrèrent tous deux dans le nouveau foyer. Jondalar les rejoignit, un large sourire aux lèvres.
— J’ai vu que tu avais préparé tous tes cadeaux, dit-il.
Il aimait l’attente impatiente qu’avaient éveillée les mystérieux ballots et il prenait plaisir à être dans le secret. Il avait entendu Tulie exprimer ses doutes sur la qualité des cadeaux d’Ayla mais, pour sa part, il n’en avait aucun. Les Mamutoï les trouveraient inhabituels, mais un beau travail était un beau travail, et celui d’Ayla, il en était convaincu, serait apprécié.
— Tout le monde se demande ce que tu as rapporté, Ayla, dit Talut. Autant et même plus que personne, il se plaisait à cette atmosphère d’excitation et d’impatience.
— Sais pas si cadeaux suffisants, avoua Ayla.
— Mais si, ils seront sûrement suffisants. Ne te mets donc pas en pein
e. Peu importe ce que tu as rapporté, ce sera suffisant. Les pierres à feu, à elles seules, seraient suffisantes. Et, même sans pierres à feu, toi, toute seule, tu nous suffirais.
Et Talut ajouta, avec un sourire :
— Nous fournir l’occasion d’une grande fête pourrait suffire.
— Mais tu parles échange cadeaux, Talut. Dans le Clan, pour échange, on donne même sorte de cadeau, même valeur. Quoi donner, pour toi, pour tous ceux qui font foyer pour chevaux ? questionna Ayla, dont le regard parcourait la salle. C’est comme caverne, mais c’est vous qui faites. Je ne sais pas comment on peut faire caverne comme ça.
— Je me le suis demandé, moi aussi, dit Jondalar. Jamais je n’ai rien vu de semblable, je dois le reconnaître, et j’ai vu bien des abris : des abris pour l’été, des abris dans une caverne ou sous des corniches, mais votre habitation est aussi solide que le roc lui-même.
Talut éclata de rire.
— Il le faut bien, pour qu’on puisse y vivre, l’hiver surtout. Avec la force du vent, n’importe quoi d’autre s’envolerait.
Son sourire s’effaça, remplacé par une expression qui ressemblait à de la tendresse.
— Le pays mamutoï est une terre riche, riche en gibier, en poisson, en nourriture qui pousse. C’est un beau pays, un pays fort. Je ne voudrais pas vivre ailleurs...
Son sourire revint.
— Mais, pour vivre ici, il faut des abris solides, et nous n’avons pas beaucoup de cavernes.
— Comment faire caverne, Talut ? demanda Ayla.
Elle se rappelait les longues recherches de Brun pour découvrir la caverne qui conviendrait parfaitement à son clan. Elle-même, elle s’en souvenait, s’était sentie désemparée jusqu’au jour où elle avait trouvé une vallée où se trouvait une caverne qui pourrait lui servir de logis.
— Si tu veux le savoir, je vais te le dire. Ce n’est pas un grand secret !
Talut riait de plaisir. La visible admiration des deux jeunes gens l’emplissait de joie.
— Le reste de l’habitation est formé de la même manière, plus ou moins. Mais, pour cette extension, nous avons commencé par compter un certain nombre de pas à l’extérieur, à partir du mur du Foyer du Mammouth. Quand nous avons atteint le centre d’un espace qui nous paraissait suffisant, nous avons enfoncé un bâton en terre : c’était là que nous creusions un trou à feu, si nous décidions qu’il en fallait un. Après ça, nous avons coupé une lanière à la même mesure. Nous avons attaché un bout au bâton et, avec l’autre bout, nous avons dessiné un cercle, pour marquer l’emplacement du mur.
Talut mimait son explication : il comptait ses pas, attachait une lanière imaginaire à un bâton inexistant.
— Ensuite, soigneusement, nous avons soulevé la terre et l’herbe, par blocs, pour les mettre de côté. Après, nous avons continué à creuser, sur une profondeur à peu près égale à la longueur de mon pied.
Afin de se faire mieux comprendre, Talut leva un pied incroyablement long mais étonnamment étroit et bien fait, chaussé de cuir souple.
— Nous avons marqué la largeur de la plate-forme qui pourra servir de lits ou de réserves à provisions, en tenant compte aussi de l’emplacement du mur. A partir du bord intérieur de cette plate-forme, nous avons creusé encore plus profond – à peu près la longueur de deux ou trois pieds comme le mien –, pour former le sol en contrebas. La terre a été amoncelée bien régulièrement tout autour de la limite extérieure, pour élever un talus qui supporte le mur.
— Ça fait un gros travail de creusement, remarqua Jondalar, qui examinait la salle. A mon avis, la distance d’un mur à l’autre doit présenter, peut-être, une longueur de trente pieds comme le tien, Talut. La surprise agrandit les yeux du chef.
— Tu as raison ! Je l’ai mesurée avec précision. Comment as-tu deviné, Jondalar ?
Celui-ci haussa les épaules.
— Comme ça, à vue d’œil.
C’était, là encore, une manifestation de sa compréhension instinctive du monde matériel. Il était capable d’évaluer très exactement une distance, rien qu’à l’œil, et il se servait de son propre corps pour mesurer l’espace. Il connaissait la longueur de ses enjambées, la largeur de sa main, la portée de son bras, l’empan de ses doigts. L’épaisseur de son ongle lui servait à mesurer un objet minuscule, et, pour évaluer la hauteur d’un arbre, il comptait ses pas au long de son ombre au soleil. Il ne s’agissait pas là d’un savoir acquis : c’était un don inné qu’il avait développé par l’usage. Il ne lui était jamais venu à l’esprit de s’interroger là-dessus.
Ayla, elle aussi, pensait au travail de creusement ainsi accompli. Elle avait elle-même ouvert bien des fosses pour piéger le gibier et elle était intriguée.
— Comment tu creuses tant, Talut ?
— Comment fait-on généralement ? Nous nous servons de pioches pour briser la terre grasse et de pelles pour l’enlever, sauf pour la couche plus dure, en surface, celle-là, nous la découpons avec le bord tranchant d’un os plat.
Le regard d’Ayla exprimait son incompréhension. Peut-être ne connaissait-elle pas les mots qui désignaient les outils, dans le langage des Mamutoï, pensa-t-il. Il sortit un instant, revint avec quelques instruments. Tous avaient de longs manches. L’un portait à son extrémité un morceau de côte de mammouth, dont l’un des bouts avait été affûté. Cela ressemblait à une houe garnie d’une longue lame courbe. Ayla l’examina longuement.
— C’est comme bâton à fouir, je crois, dit-elle, levant vers Talut un regard qui demandait une confirmation.
— Oui, c’est une pioche. Il nous arrive aussi d’utiliser des bâtons pointus. Ils sont plus faciles à faire quand on est pressé, mais la pioche se manie plus aisément.
Il lui montra ensuite une pelle, faite de la partie plate d’une gigantesque ramure de mégacéros : on l’avait fendue sur toute sa longueur dans son épaisseur spongieuse, avant de la façonner et de l’aiguiser. On pouvait se servir, à cet usage, des ramures des jeunes bêtes : celles des animaux adultes pouvaient atteindre onze pieds de long, et leur taille les rendait inutilisables. Le manche était fixé par une corde solide qui passait dans trois paires de trous percés le long de la ligne médiane. L’outil s’utilisait, non pour creuser, mais pour ramasser et rejeter le lœss brisé avec la pioche ou, si l’on voulait, pour enlever la neige. Talut avait aussi une autre pelle, plus creuse, faite d’une plaque d’ivoire détachée d’une défense de mammouth.
— On appelle ça des pelles, dit-il.
Ayla acquiesça d’un signe. Elle s’était servie, pour le même usage, d’os plats et de morceaux de bois d’élan, mais ses pelles n’avaient pas de manches.
— Heureusement, reprit le chef, le temps est resté au beau un moment, après votre départ. Même ainsi, nous n’avons pas creusé aussi profond que d’habitude. La terre est déjà dure, par-dessous. L’année prochaine, nous pourrons approfondir un peu, faire des fosses à provisions, peut-être même un bain de vapeur, quand nous reviendrons de la Réunion d’Été.
— N’avais-tu pas l’intention de partir à la chasse, quand le temps serait meilleur ? dit Jondalar.
— La chasse au bison a été très fructueuse, et Mamut ne trouve pas grand-chose par la Recherche. Il voit seulement, semble-t-il, les quelques bisons que nous avons manqués, et ils ne valent pas la peine qu’on se mette à leur poursuite. Nous avons décidé d’occuper le temps à construire cette dépendance pour les chevaux, puisque Ayla et sa jument nous avaient été si utiles.
— Pioche et pelle rendent travail plus facile, Talut, mais est beaucoup travail, beaucoup creuser, fit Ayla, surprise et émue.
— Nous avions beaucoup de monde, Ayla. Ils ont presque tous trouvé l’idée excellente et ils voulaient aider... pour que tu te sentes la bienvenue.
La jeune femme dut soudain fermer les paupières pour retenir les larmes de gratitude qui menaçaient de déborder.
Encore intrigué par la méthode de construction, Jondalar examinait les murs.
— Vous avez cre
usé aussi sous les plates-formes, il me semble, remarqua-t-il.
— Oui, pour les supports principaux, répondit Talut.
Il désignait les six énormes défenses de mammouth, calées à la base par des os plus petits – vertèbres et phalanges –, et dont les pointes étaient dirigées vers le centre. Elles étaient régulièrement espacées le long du mur, de chaque côté des deux paires qui formaient les issues. Les longues défenses courbes constituaient la structure essentielle de l’habitation.
Pendant que Talut, chef des Chasseurs de Mammouths, poursuivait ses explications sur la construction de cette habitation semi-souterraine, Ayla et Jondalar se sentirent de plus en plus impressionnés. C’était bien plus complexe qu’ils ne l’auraient jamais imaginé. A mi-distance entre le centre et les défenses qui servaient de supports s’élevaient six poteaux de bois : des arbres débarrassés de leur écorce et ébranchés, auxquels on avait laissé une fourche au sommet. A l’extérieur, soutenus par le bas du talus, on avait enfoncé dans le sol des crânes de mammouths, calés par d’autres ossements : omoplates, os du bassin, vertèbres et plusieurs os longs, placés aux endroits stratégiques, tibias ou côtes. La partie supérieure du mur, qui consistait principalement en omoplates et os du bassin, mêlés de défenses plus petites, se fondait avec le toit, lui-même porté par des poutres disposées entre le cercle extérieur de défenses et le cercle intérieur formé par les poteaux. La mosaïque d’ossements, tous choisis avec soin, certains retaillés pour s’insérer précisément à leur place, était solidement attachée aux défenses et créait une muraille incurvée dont les éléments s’ajustaient comme les pièces d’un puzzle.
On trouvait du bois, en petites quantités, dans les vallées des cours d’eau, mais, pour construire, les os de mammouths étaient plus abondants. Toutefois, les carcasses des mammouths tués à la chasse ne constituaient qu’une petite part des ossements utilisés. L’essentiel des matériaux était choisi dans les prodigieuses accumulations d’os qui se formaient dans le méandre de la rivière. Ils en trouvaient même sur les steppes voisines, là où les animaux nécrophages avaient fait leur besogne sur les carcasses. Mais les vastes plaines leur procuraient surtout des matériaux d’une autre sorte.