Les chasseurs de mammouths Page 23
Elle avait consacré bien des après-midi trop longs, du temps où elle vivait seule dans sa vallée, à s’entraîner à imiter les chants et les appels des oiseaux. Elle y était devenue si habile que certaines espèces venaient quand elle sifflait. Mais ces oiseaux n’habitaient pas seulement dans la vallée.
Pendant qu’elle s’évertuait ainsi à distraire l’enfant, quelques oiseaux se posèrent non loin, entreprirent de picorer les grains et les graines tombés des corbeilles de Tronie. Ayla les vit, continua de siffler, tendit un doigt. Après un instant de méfiance, un pinson, plus courageux que les autres, vint s’y percher. Prudemment, sans cesser de siffler pour calmer et intriguer à la fois la petite créature, Ayla rapprocha l’oiseau pour permettre à l’enfant de le voir. Celui-ci gloussa de plaisir, tendit son petit poing potelé. L’oiseau s’envola.
Ce fut alors qu’à sa grande surprise Ayla entendit des applaudissements. Le bruit des mains qui tapaient sur les cuisses lui fit relever la tête. La plupart des occupants du Camp du Lion étaient là et lui souriaient.
— Comment fais-tu, Ayla ? demanda Tronie. Certaines personnes, je le sais, sont capables d’imiter le chant d’un oiseau ou le cri d’un autre animal, mais toi, tu le fais si bien qu’ils s’y trompent. Jamais je n’ai rencontré personne qui exerce un tel pouvoir sur les bêtes.
Ayla rougit, comme si elle avait été surprise à agir... comme il ne fallait pas, à se montrer différente des autres. En dépit des sourires, des manifestations d’approbation, elle se sentait mal à l’aise. Elle ne savait comment répondre à la question de Tronie. Elle ne savait comment expliquer que, lorsqu’on vit complètement seul, on a tout le temps de s’entraîner à siffler comme un oiseau. Quand on n’a personne au monde vers qui se tourner, un cheval ou même un lion peut devenir un compagnon. Lorsqu’on ignore s’il existe au monde une autre créature qui vous ressemble, on cherche, de toutes les manières possibles, à entrer en contact avec un autre être vivant.
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Au début de l’après-midi, il se fit une accalmie dans les activités du Camp du Lion. Le repas le plus abondant de la journée avait généralement lieu aux environs de midi, mais la plupart des Mamutoï préférèrent le sauter ou se contentèrent de grignoter les restes du repas du matin, en prévision du festin qui, même s’il était improvisé, promettait d’être succulent. On se détendait. Certains faisaient la sieste, d’autres allaient de temps en temps surveiller les plats qui cuisaient, quelques-uns s’entretenaient à voix contenues. Il planait néanmoins sur l’assemblée une atmosphère de surexcitation, et chacun attendait avec impatience une soirée hors du commun.
A l’intérieur, Ayla et Tronie écoutaient Deegie leur détailler sa visite au camp de Branag et les dispositions qui avaient été prises pour leur Union. Au début, Ayla avait montré un intérêt marqué, mais, quand les deux autres jeunes femmes se mirent à parler de tel ou tel parent, de tel ou tel ami, tous gens qu’elle ne connaissait pas, elle se leva en disant qu’elle allait voir comment se comportaient les lagopèdes et elle sortit. En écoutant Deegie parler de Branag et de leur Union prochaine, elle s’était prise à songer à sa relation avec Jondalar. Il avait bien dit qu’il l’aimait mais jamais il n’avait proposé de s’unir à elle ni parlé d’une Union, et elle se demandait pourquoi.
Elle alla jusqu’à la fosse où cuisaient ses oiseaux, vérifia que la chaleur était constante. Elle remarqua alors, un peu à l’écart, là où ils travaillaient généralement pour ne pas gêner les allées et venues habituelles, Wymez et Danug, en compagnie de Jondalar. Elle savait de quoi ils s’entretenaient. Même si elle l’avait ignoré, elle aurait pu le deviner. Autour d’eux s’éparpillaient des rognons de silex brisés et des éclats acérés, et plusieurs gros blocs de la même pierre gisaient sur le sol, près des trois façonneurs d’outils. Il lui arrivait souvent de se demander comment ils faisaient pour consacrer tant de temps à parler de silex. Ils avaient bien dû, à présent, épuiser le sujet.
Sans être experte, Ayla, avant l’arrivée de Jondalar, avait fabriqué ses propres outils en pierre taillée, et ils avaient suffi à ses besoins. Souvent, durant son enfance, elle avait observé Droog, le façonneur d’outils du Clan, et elle s’était entraînée en copiant ses techniques. Mais, la première fois qu’elle avait regardé travailler Jondalar, elle avait compris que le talent de son compagnon dépassait le sien de très loin. Il existait une certaine similitude dans la sensibilité à l’égard du métier et peut-être même dans une relative habileté. Mais les méthodes de Jondalar et les outils dont il se servait dépassaient de loin ceux du Clan. Elle était curieuse de connaître les méthodes de Wymez et elle avait pensé lui demander si elle pourrait un jour le regarder travailler. Elle décida que le moment était bien choisi.
Jondalar avait senti sa présence dès qu’elle était sortie de l’habitation mais il s’efforçait de ne pas le montrer. Depuis qu’elle avait fait sa démonstration à la fronde, sur les steppes, elle l’évitait, il en était convaincu, et il ne voulait pas s’imposer à elle si elle ne le souhaitait pas. Lorsqu’elle se dirigea vers les trois hommes, l’inquiétude lui noua l’estomac : il craignait de la voir faire volte-face.
— Si pas déranger, aimerais regarder travailler, dit Ayla.
— Bien sûr. Assieds-toi, répondit Wymez, avec un sourire de bienvenue.
Jondalar se détendit visiblement : son front plissé se dérida, la crispation de sa mâchoire disparut. Quand la jeune femme s’assit près de lui, Danug voulut lui parler, mais le seul fait de sa présence le rendait muet. Jondalar reconnut dans ses yeux un regard de pure adoration. Il réprima un sourire indulgent. Il s’était pris d’une véritable affection pour le jeune homme, et cette passion d’amoureux transi ne pouvait lui porter ombrage. Elle lui permettait de se prendre un peu pour un frère aîné protecteur.
Wymez reprit une discussion que, de toute évidence, Ayla avait interrompue.
— Ta technique est-elle communément utilisée, Jondalar ? demanda-t-il.
— Plus ou moins. La plupart des gens détachent des lames d’un rognon préparé pour en faire d’autres outils : des burins, des couteaux, des grattoirs ou encore des pointes pour les sagaies les plus petites.
— Et pour les grandes ? Chassez-vous le mammouth ?
— Parfois, répondit Jondalar. Mais nous ne nous spécialisons pas comme vous dans cette chasse. Les pointes destinées aux sagaies plus grandes sont taillées dans l’os... Pour ma part, j’aime assez me servir d’un tibia de cerf. On utilise un burin pour le dégrossir. On creuse des sillons sur la longueur et on y repasse jusqu’au moment où l’os se brise. On le racle ensuite avec un grattoir ménagé sur le tranchant d’une lame, afin de lui donner la forme voulue. Avec du grès mouillé, on peut obtenir une pointe solide et acérée.
Ayla l’avait aidé à façonner les pointes de sagaie en os qu’ils utilisaient. Elles étaient longues et mortelles et s’enfonçaient très avant quand on les lançait avec force, particulièrement avec le propulseur.
Plus légère que celles dont elle s’était servie avant son arrivée, et qui étaient copiées sur le modèle employé par le Clan, les sagaies de Jondalar étaient toutes faites pour être lancées et non pour frapper de près.
— Une pointe en os fait de profondes blessures, déclara Wymez. Si l’on touche un endroit vital, la mort est rapide, mais il n’y a pas beaucoup de sang. Il est plus difficile d’atteindre un point vital sur un mammouth ou sur un rhinocéros. La fourrure est drue, la peau épaisse. Si tu parviens à passer entre deux côtes, il faut encore traverser d’énormes couches de graisse et de muscle. L’œil fait une bonne cible, mais il est petit et sans cesse en mouvement. On peut tuer un mammouth en lui plantant une sagaie dans la gorge, mais c’est dangereux. On est obligé d’approcher l’animal de trop près. Une pointe de sagaie en silex a des bords très tranchants. Elle se fraie plus aisément un chemin à travers une peau dure, elle tire du sang, ce qui affaiblit l’animal. Si tu peux les faire saigner, les boyaux ou la vessie représentent les meilleures cibles.
C’est un peu moins rapide mais plus sûr.
Ayla était fascinée. La fabrication des outils constituait déjà un sujet intéressant, mais jamais elle n’avait chassé le mammouth.
— Tu as raison, dit Jondalar. Mais comment faire une pointe de sagaie bien droite ? Tu peux t’y prendre de n’importe quelle façon pour débiter une lame de silex, elle est toujours incurvée. C’est dans la nature de la pierre. Tu ne peux pas lancer une sagaie qui aurait une pointe incurvée : tu perdrais de ta précision, de ta force de pénétration et, probablement, la moitié de ta vigueur. Voilà pourquoi les pointes en silex sont petites. Quand tu as fini d’éliminer assez de pierre par le dessous pour obtenir une pointe bien droite, il ne reste plus grand-chose.
Wymez souriait, hochait la tête pour manifester son approbation.
— C’est vrai, Jondalar, mais laisse-moi te montrer quelque chose. L’aîné des deux hommes prit derrière lui un paquet pesant, enveloppé de peau. Il l’ouvrit, en sortit une énorme tête de hache, taillée dans un rognon de silex entier. Elle comportait un talon arrondi, et l’autre extrémité, assez épaisse, avait été façonnée jusqu’à une lame affilée qui se terminait en pointe.
— Tu as déjà fait quelque chose de cette sorte, j’en suis sûr. Jondalar sourit.
— Oui, j’ai fait des haches, mais rien d’aussi gros que ça. Tu dois la destiner à Talut.
— Oui, j’allais l’emmancher sur un os long, pour Talut... ou peut-être pour Danug, dit Wymez, avec un sourire à l’adresse du jeune homme. On s’en sert pour briser les os de mammouth ou pour détacher les défenses. Il faut un homme puissant pour manier ça. Talut la brandit comme s’il s’agissait d’une branche. Danug, je crois, est capable d’en faire autant, à présent.
— Oui, il peut. Il coupe arbres pour moi, intervint Ayla.
Son regard d’admiration fit rougir Danug, qui lui sourit timidement.
Elle avait, elle aussi, façonné et utilisé des haches mais aucune de cette taille.
— Comment fais-tu une hache ? reprit Wymez.
— Le plus souvent, je commence par détacher au percuteur une plaque épaisse et je la retouche ensuite sur les deux côtés pour lui donner un tranchant et une pointe.
— Le peuple de la mère de Ranec, les Atériens, retouchent les pointes de sagaies pour en faire des bifaces.
— Des bifaces ? Ils font sauter des éclats sur les deux côtés, comme pour une hache ? Mais, pour obtenir une ligne suffisamment droite, il faudrait partir d’une plaque épaisse, pas d’une lame fine et mince. Ne serait-ce pas trop malaisé pour une pointe de sagaie ?
— La pointe était parfois épaisse et lourde, mais c’était un vrai progrès sur la hache. Et très efficace pour tuer les animaux qu’ils chassaient. Pourtant, tu as raison. Pour blesser un mammouth ou un rhinocéros, il faut une pointe de silex à la fois longue, droite, solide et mince. Comment t’y prendrais-tu ? demanda Wymez.
— Avec un biface. C’est le seul moyen. Sur une plaque de cette épaisseur, je retoucherais en exerçant une pression à plat, pour débiter de minces éclats des deux côtés.
Jondalar parlait d’un ton méditatif : il s’efforçait d’imaginer la manière dont il façonnerait une telle arme.
— Mais il faudrait pour cela une énorme maîtrise.
— Exactement. Le problème, c’est à la fois la maîtrise et la qualité de la pierre.
— C’est vrai. Il faudrait qu’elle soit fraîche. Dalanar, l’homme qui m’a enseigné le métier, vit près d’une falaise crayeuse qui renferme du silex au niveau le plus bas. Peut-être certains rognons de sa pierre conviendraient-ils. Mais, même ainsi, ce serait difficile. Nous avons façonné quelques belles haches, mais j’ignore comment on pourrait obtenir une pointe convenable de cette façon-là.
Wymez prit un autre paquet, enveloppé d’une belle peau souple. Il l’ouvrit avec soin, et mit au jour une série de pointes en silex.
Jondalar ouvrit tout grands des yeux stupéfaits. Il regarda Wymez, puis Danug, qui souriait avec fierté du succès de son maître. L’homme blond prit l’une des pointes. Il la tourna, la retourna entre ses mains. Il caressait presque la pierre délicatement travaillée.
Le silex, au contact, semblait glissant, il avait un aspect satiné, un chatoiement qui faisait briller au soleil les multiples facettes. La pointe avait la forme d’une feuille de saule, elle avait une symétrie presque parfaite dans toutes ses dimensions et elle faisait toute la longueur de la main de Jondalar, de la base de la paume au bout des doigts. Elle partait d’une pointe à une extrémité pour atteindre, au milieu, la largeur de quatre doigts et retrouver une autre pointe à l’extrémité opposée. Jondalar la posa de chant sur sa main. C’était vrai : elle n’avait pas la courbure caractéristique des outils à lame. Elle était parfaitement droite, et sa section médiane avait à peu près l’épaisseur de son petit doigt.
D’un geste professionnel, il tâta le tranchant : très affilé, tout juste un peu dentelé par les traces des nombreux éclats minuscules qu’on avait fait sauter. Du bout des doigts, il passa légèrement sur toute la surface, sentit les petites arêtes laissées par la multitude d’autres éclats qui avaient été détachés pour donner à la pointe du silex une forme aussi pure, aussi précise.
— C’est bien trop beau pour s’en servir comme d’une arme, déclara Jondalar. C’est une œuvre d’art.
La louange d’un autre artiste dans son propre métier fit plaisir à Wymez.
— Cette pointe n’est pas utilisée comme arme, dit-il. J’ai voulu en faire un modèle, pour montrer la technique.
Ayla tendit le cou pour voir de plus près les instruments délicatement façonnés nichés dans la peau souple. Elle n’osait pas les toucher. Jamais elle n’avait vu des pointes taillées avec un tel art. Elles étaient de toutes les grandeurs, de toutes les formes. Certaines encore étaient faites comme des feuilles de saules, mais d’autres, dissymétriques, comportaient d’un côté un tranchant fortement biaisé qui aboutissait à une sorte de tige : on pouvait ainsi les enfoncer dans un manche et s’en servir comme de couteaux. D’autres encore, plus symétriques, avaient une soie centrée qui pouvait faire d’elles des pointes de sagaies ou des couteaux d’une autre sorte.
— Tu veux les regarder de plus près ? demanda Wymez.
Une lueur émerveillée au fond des yeux, la jeune femme les prit l’une après l’autre. Elle les manipulait comme s’il s’était agi de joyaux précieux. Et c’était presque le cas.
— Silex est... lisse... vivant, remarqua-t-elle. Jamais vu silex comme ça.
Wymez sourit.
— Tu as découvert mon secret, Ayla. C’est la qualité qui permet de façonner de telles pointes.
— Vous avez donc du silex comme celui-ci dans la région ? questionna Jondalar, incrédule. Moi non plus, je n’en ai jamais vu de tel.
— Non, nous n’en avons pas, malheureusement. Oh, nous pouvons nous procurer du silex de bonne qualité. Un camp important, vers le nord, vit près d’un excellent gisement. C’est là qu’a séjourné Danug. Mais cette pierre a été spécialement traitée... par le feu.
— Le feu ! s’exclama Jondalar.
— Oui, par le feu. La chaleur transforme la pierre. C’est la chaleur qui la rend si lisse au toucher... si vivante, ajouta Wymez, avec un coup d’œil vers Ayla. Et c’est encore la chaleur qui lui donne des qualités particulières.
Tout en parlant, il prit un rognon de silex qui montrait des signes très visibles d’exposition au feu. Il était noirci, brûlé. Il ouvrit d’un coup de percuteur la gangue crayeuse : elle était d’une couleur foncée inhabituelle.
— La première fois, c’est arrivé par hasard. Un morceau de silex est tombé dans un feu. Les flammes étaient hautes, ardentes... Vous savez quelle chaleur il faut pour brûler de l’os ?
Ayla hocha la tête d’un air averti. Jondalar haussa les épaules : il n’avait pas prêté grande attention au phénomène mais, puisque Ayla semblait informée, il était tout prêt à être d’accord.
— J’allais so
rtir le silex du feu, mais Nezzie décida qu’il ferait un bon support où poser un plat, pour recueillir la graisse d’un rôti qu’elle faisait cuire. En fin de compte, la graisse s’enflamma et abîma définitivement un beau plat d’ivoire. Par la suite, je le lui ai remplacé, quand il s’est avéré que l’incident était un vrai coup de chance. Mais, au début, j’ai bien failli jeter la pierre. Elle était toute brûlée, comme celle-ci, et j’ai évité de m’en servir, jusqu’au jour où j’ai été à court de matériau. La première fois que je l’ai ouverte, je l’ai crue inutilisable. Regardez ça, vous comprendrez pourquoi.
Wymez leur tendit un morceau à chacun.
— Le silex est plus sombre, il n’est pas lisse au toucher.
— A cette époque, je travaillais sur des pointes de lances faites par les Atériens. Je cherchais à améliorer leurs techniques. Comme j’expérimentais simplement de nouvelles idées, j’ai pensé qu’il importait peu que la pierre ne fût pas parfaite. Mais, dès que je me suis mis à la travailler, j’ai remarqué la différence. C’était très peu de temps après mon retour. Rydag était encore un petit garçon. Depuis, je n’ai pas cessé de perfectionner ma méthode.
— De quel genre de différence parles-tu ? demanda Jondalar.
— Essaie toi-même, tu vas voir.
Jondalar prit son percuteur, une pierre ovale, ébréchée, déformée par l’usage, qui épousait étroitement le creux de sa paume. Il entreprit de faire éclater ce qui restait de la gangue crayeuse, en préparation au véritable travail.
Pendant ce temps, Wymez continuait ses explications.
— Quand le silex est fortement chauffé avant d’être travaillé, on acquiert une maîtrise beaucoup plus grande sur le matériau. En pratiquant une pression, on fait sauter des éclats beaucoup plus minces et plus longs. On peut donner à la pierre presque toutes les formes qu’on désire.